Mars
par Florence (photo) & Julie (texte)
Le petit bruit caractéristique de phalanges cognant sur la paroi de verre lui fit lever les yeux de sa paperasse, mais il ne semblait y avoir personne, à son guichet.
– Heu, par ici, l’interpella une voix qui tombait du ciel.
Derrière la vitre de séparation, George se pencha en avant tout en tournant la tête, pour finalement apercevoir la jeune femme qui avait frappé au guichet : celle-ci flottait au plafond, à la limite de son champ de vision. Le fonctionnaire secoua la tête avec un soupir : chaque 1er du mois, c’était le même cirque.
– Bonjour mademoiselle, la salua-t-il, laconique. Vous n’avez pas payé la taxe gravité, hein ?
La contribuable au plafond eu un regard entendu :
– Comment vous avez deviné ? …. Bon vous pouvez m’aider ? J’ai l’argent j’ai juste oublié de poster le chèque…
Non sans mal, elle tira de sa poche un petit rectangle de papier, qu’elle plaqua contre la vitre.
– Vous voyez ? Réactivez-moi la gravité s’il vous plait.
– Désolée mademoiselle mais le contact n’est rétabli qu’à l’encaissement.
Il tendit la main et n’en attrapa pas moins son chèque, par la fente d’aération.
– Ça va bien prendre un jour ou deux.
– Et comment je fais moi ?
– Vous assumez vos…
L’arrivée de trois autres citoyens flottant dans le hall de la mairie lui coupa l’envie de finir sa phrase.
– Vous pouvez nous emprunter une combinaison de gravité artificielle. Mais ça rajoute dix pour cent à la taxe.
– Bordel.
– C’est vous qui voyez.
C’était tout vu. Ils prenaient tous la combinaison : les infrastructures n’avaient jamais été adaptées à la gravité conditionnelle – et pourquoi faire ? Les gens n’auraient plus payés la taxe – et les bureaux de l’Administration Centrale étaient ainsi les seuls bâtiments accessibles pour qui se retrouvait à flotter dans les airs.
– Donnez-moi une de vos putain de combinaisons.
– Première porte à gauche, répondit juste George. Suivant !
Claire attrapa la rambarde qui courrait le long des murs de la mairie, et toujours en apesanteur, se « hissa » à l’horizontale vers le bureau d’ajustement des lois de la physique. Là, contre un bureau non posé au sol mais suspendu au plafond, on lui fit signer trois formulaires en trois exemplaires chacun avant de l’installer dans une combinaison de gravité artificielle, frappée d’un logo S&R (« Standard and Rich’s »). Elle repartit les épaules et les bras engoncés dans un entrelacs de câbles et de vérins ; un accoutrement bien peu confortable et qui constituait pourtant un luxe, comparé à ceux qui n’avaient pas les moyens de se le procurer ; tels les deux hommes qui l’avaient précédée.
– Putain de crise, grogna le plus jeune, furieux.
Il avait bien essayé de négocier, et Claire avait baissé la tête tandis qu’elle signait ses papiers et que les supplications de son compagnon d’infortune restaient vaines. « Enfin merde je ne peux pas rester sans gravité…. Je paierai ma dette, je la paie toujours ! »
Mais jamais en temps et en heure, avait répondu le préposé aux combinaisons. Et le jeune homme était reparti, l’air, en dépit de l’apesanteur, de porter le poids du monde sur ses épaules.
– Putain de putain de « crise », répéta-t-il.
Accroché à la rambarde, il parcourut la distance le séparant de l’entrée à la force des bras. Le fil d’Ariane ne se poursuivait pas hors de la mairie, et flottant librement dans les airs, il entreprit de se rendre à l’arrêt de bus le plus proche en battant des bras et des jambes de façon synchronisée, une sorte de brasse dans le vide. En retard elle-même, Claire le distança, non sans un regard gêné. Dire que pour la génération de leurs parents, la gravité était allée de soi ! Présente chaque jour, égale à elle-même, « constante », à vrai dire (6,673 quelque chose…) « Ceci dit », répétait souvent son père, « on aurait dû le voir venir ». Après tout, ils avaient toujours dû payer la nourriture qu’ils mangeaient, pourtant disponible à profusion sur Terre, et même l’eau sans laquelle ils ne pouvaient vivre plus de deux jours, et qui couvrait plus des trois quarts du globe. La suite avait été aussi logique que celle de Fibonacci… L’Administration avait commencé à taxer l’air l’année des trois ans de Claire, et les lois de la physique avaient été privatisées quelques années plus tard. Et s’il lui arrivait délibérément de ne pas payer la taxe de loi de refroidissement de Newton – bordel c’était la crise pour tout le monde – c’était la première fois qu’elle ratait le paiement pour la gravité. Il semblait que peu importait le nombre d’impôts tous plus créatifs les uns que les autres auxquels se soumettaient les citoyens, les caisses de l’état étaient toujours de plus en plus légères. Ceci étant, quelqu’un au sommet devait toujours payer la taxe « rien ne se perd rien ne se créé », car les banques ou les fonds de financement privés prospéraient toujours plus, eux, tel S&R, qui avait racheté à l’état les droits d’exploitation des combinaisons de gravité artificielle.
« Le libéralisme amènera la fin du monde, tu verras », disait souvent son père.
Ce qu’en pur produit de son époque, Claire avait toujours trouvé un rien exagéré, mais à regarder, comme chaque premier du mois, nombre de ses congénères flotter dans les airs, elle songea, que, peut-être…
Enfin. Pas aujourd’hui.
– Aujourd’hui, répéta Shkrile. La date limite est aujourd’hui.
– Nous pourrions peut-être avoir un petit délai de…
– Nous sommes déjà à la fin du petit délai, Monsieur le président.
Le plus haut fonctionnaire de la fédération des nations unies baissa les yeux sur ses chaussures, se sentant plus petit que jamais face au directeur général de la S&R. Mathieu Shkrile ne mesurait pourtant qu’un mètre soixante-cinq, mais en l’instant, il tenait métaphoriquement la Terre au creux de sa main.
– L’Administration centrale paiera ses dettes. Nous payons toujours nos dettes.
– Jamais en temps et en heure.
– Augmentez nos taux !
Le Président se mordit la langue jusqu’au sang, comme il prononçait ces mots. Standard & Rich’s avait déjà fait grimper les taux de 221 % ces deux dernières années. Les états étaient exsangues.
Mais ils ne pouvaient pas se passer de la gravité, pas vrai ? Putain de crise, songea-t-il. Comment avaient-ils pu laisser les choses en arriver là, céder le contrôle des lois de la physique à des petits financiers qui, humiliation suprême, n’y connaissaient rien ?
– Bon, bon… voilà ce que je vous propose. S&R vous fait une nouvelle avance pour la gravité jusqu’à la fin de l’année. Mais nous vous supprimons une force alternative.
– Je suppose que je n’ai pas le choix, répondit le président.
Il n’avait même plus la force de faire semblant. Quant à Shkrile, il n’en avait pas besoin :
– Pas si vous voulez être réélu l’année prochaine, n’est-ce pas ?
Passées quelques secondes à pianoter sur le clavier de son ordinateur, le DG de S&R tourna l’écran vers le Haut fonctionnaire : le moniteur affichait un crédit illimité de gravité, jusqu’au 31 décembre.
– Merci, soupira le président.
– Mais je vous en prie.
– Vous nous avez enlevé quoi du coup ?
– La force électromagnétique. Le contact devrait être coupé d’ici une minute.
Le président leva si fort les yeux au ciel que n’eut été la gravité, le mouvement l’aurait arraché au sol.
– Je vais me permettre vous dire que votre sens de l’humour est de plus en plus lamentable.
– Mon sens de l’humour ?
– … vous n’avez pas sérieusement annulé notre électromagnétisme ? Cette option n’existe même pas, pas vrai ?
– Et quoi ? Ça n’agit que sur les particules chargées. Pas d’électricité quinze jours, ça fera réfléchir vos administrés et …
– Idiot ! le coupa le président.
En proie à la panique la plus totale, il arracha le clavier des mains du Directeur général et tapa frénétiquement sur les touches. En vain.
– Rétablissez ça tout de suite sombre crétin, les protons et les électrons sont des particules chargées. L’électromagnétisme soude les molécules, les chaînes, notre ADN lui-même est fait de…
Si Shkrile comprit la portée de son geste, ce fut trop tard. Avant que ses atomes – et ceux du DG, et ceux de la table entre eux deux, et tous ceux qui composaient la Terre – ne se désolidarisent tous les uns des autres, peut-être un quart de dixième de seconde avant que la Création dans son ensemble ne soit annulée, le Président eut malgré tout une minuscule pensée de réconfort : c’était la fin du monde certes.
Mais les financiers vivaient aussi tous sur cette planète.
Très jolie photo, et très beau texte 🙂