Février
par Julie (texte) & Florence (photo)
« N’aie pas peur ».
Les mots étaient écrits sur un post-it collé au milieu du miroir, à l’encre rouge et en lettres capitales, sans doute pour s’assurer que ce seraient les premiers mots qu’il lirait.
La glace était presque entièrement recouverte de carrés de papier jaune, masquant son reflet.
Disposées en cercles concentriques autour de ce « n’aie pas peur » central, d’autres petites phrases venaient chasser le brouillard de sa tête, au fur et à mesure de la lecture. « N’aie pas peur », répétait un premier, « c’est toi qui a écrit tout ça ». « Pour t’aider », précisait un second. « Pour savoir quoi faire ». … « Pour te rappeler ». Et un petit, dans le coin en bas, qui aurait sans doute dû être placé plus près du centre, mais dont même l’écriture était comme timide : « Tu as Alzheimer, Jeff. »
Lorsqu’il décolla celui-ci du miroir, ce fut pour en révéler un second, dessous, un petit « Désolé. »
Un à un, il ôta délicatement les post-its, fit apparaitre la suite de l’histoire : « Tu n’arrives plus à faire de nouveaux souvenirs ». « Tu oublies tes journées passée la nuit ». « Alors je voulais juste te prévenir… » « Me prévenir… » « Ça fait dix ans maintenant et… » « Tu n’as plus ton visage de jeune premier tu sais. » « Je ne voudrais pas que tu aies un trop gros choc en voyant ta gueule… » Les derniers carrés jaunes enlevés, Jeff contempla alors son reflet, traversé par une ultime inscription, tracée du bout du doigt dans la buée : « … parce qu’on est encore plus beau qu’avant ! »
Il se sourit, creusant plus encore la multitude de rides de son visage buriné. Puis fit disparaître son reflet de vieil homme, comme il ouvrait l’armoire à pharmacie. A l’intérieur, quatre flacons de médicaments numérotés, la posologie scotchée sur chaque, et un nouveau post-it : « t’inquiète pas vieux, on a quand même de bons moments. »
Et semi-conscient qu’il répétait là ce qui devait être tous ses matins, il entama sa journée, rythmée par petits mots successifs qu’il s’était lui-même laissé ça et là dans la maison. Dans la cuisine, un tableau blanc lui reportait les chiffres de son dernier bilan sanguin, et lui précisait que son taux de sucre était parfait, qu’il avait le droit de manger un gâteau aujourd’hui. Sur l’ordinateur qui trônait dans le bureau, le mot de passe pour l’allumer, un mode d’emploi pour se connecter à internet, un site de musique en libre écoute, et une liste de groupes qu’il aimait bien mais n’avait découvert qu’après la période de sa vie que son cerveau avait conservé en mémoire. Punaisé à la porte d’entrée, la météo du jour pour s’habiller en fonction, et un plan pour aller à la boulangerie, chez le traiteur, et au cinéma. En bonus, le titre d’un film « que tu vas trouver extraordinaire. La fin va te laisser sur le cul et tu peux le revoir tant qu’il est à l’affiche surpris comme au premier jour. Faut bien quelques points positifs pas vrai ? » Et sans doute comme la veille, l’avant-veille, et tous ces jours dont il ne se rappelait pas, Jeff passa une très plaisante journée, suivant les empreintes de pas laissées par le Jeff du passé, se découvrant un « lui d’hier » plein d’humour et d’attentions à son encontre. Il n’était pas seulement un guide pratique, comprit-il rapidement. Il était un compagnon, une présence permanente, un complice. Une création de son esprit pour son esprit, destinée à faire en sorte qu’il ne soit jamais réellement seul…
Parce qu’il était réellement seul, comprit-il lorsque vint le moment d’aller se coucher. Et comment ne pas l’être, sans la capacité à faire de nouveaux souvenirs ? Jeff n’avait pas d’avenir, ne pouvait vivre qu’au présent perpétuel. Et avait choisi de se faire apprécier ce présent perpétuel, de faire en sorte de ne pas penser à ce qui n’était plus, à la maladie qui tuait la personne qu’il était, à défaut de le tuer tout court. Son lui d’hier – et lui, maintenant, qui serait, demain, le Jeff d’hier, qui remettait les post-its en place, ajoutait là une petite blague, là une surprise, lui tout court, à vrai dire, avait décidé de reléguer la douleur dans un coin de sa tête, de profiter du jour unique tant qu’il se réveillait le matin.
Et pourquoi pas ?
Si demain était aussi doux qu’aujourd’hui… si ne pas se souvenir l’empêchait de se lasser de cette vie simple, d’être dévoré par la solitude… Une vie tout seul était intenable.
Mais juste une journée ?
Il avait fait le bon choix. Et tentant de ne pas se demander s’il arrivait à cette même conclusion chaque soir, Jeff laissa tomber sa tête sur l’oreiller, et éteignit la lampe de chevet.
Allumant le dernier message.
« Tu rêves de Cathy chaque nuit ».
C’était écrit au plafond, en étoiles autocollantes phosphorescentes. Presque plus un conseil pour l’avenir qu’un rappel du passé mais oui, c’était vrai, il avait rêvé de Cathy cette nuit, s’en souvenait encore au réveil, et les quelques pas qui le séparaient de son lit à la salle de bains, où il avait trouvé le premier post-it, réalisé ne plus se souvenir de rien d’autre.
Cathy était morte bien avant le début de l’Alzheimer, et était toute entière intacte, dans ce segment de mémoire que la maladie ne lui avait pas pris. Ne pas penser à elle de la journée avait été un choix conscient, un parmi tous ceux qui le faisait recréer le chemin balisé à l’identique, une petite pièce de puzzle supplémentaire à se créer un présent perpétuel parfaitement indolore. Jusqu’à ce moment, où les étoiles lui rappelaient qu’au fond, il avait envie d’y penser… Là où elle pouvait encore être vivante.
Il rêva de Cathy, mais seul le Jeff du lendemain s’en souvint. Ou du surlendemain, peut-être, rien ne les différenciaient après tout. Il répéta ainsi sa journée parfaite, ajustant, les jours de la prise de sang, les chiffres du tableau blanc, les semaines où de nouveaux films arrivaient à l’affiche, le programme du cinéma, toujours le plus accommodant possible pour le Jeff du jour d’après, ravi de se « retrouver ». Ne tenant pas plus que ça à conserver la notion du temps. De sorte qu’il n’aurait su dire quel jour il était, lorsqu’apparurent les nouvelles étoiles.
« Tu rêves de Cathy chaque nuit
… et Cathy pense à toi chaque jour », continuait le message sur une seconde bande du plafond.
Il fronça les sourcils. Qu’était-il arrivé au Jeff d’hier ? Pourquoi avait-il eu besoin de ce petit mensonge ?
Cathy était morte. Et il avait fait son deuil, déjà. Qu’avait-il à gagner à réveiller ces souvenirs là ? Non, l’initiative de Jeff-d’hier ne lui plaisait pas, et Jeff d’aujourd’hui se releva, décidé à décoller ces nouvelles étoiles. Mais rien dans la chambre ne lui permettait d’atteindre le plafond. Ne manquait-il pas un tabouret ? Humpf, comment aurait-il pu le savoir ? Jeff-d’Hier avait été malin. Mais il n’entendait pas rester prisonnier de ses pensées tristes à lui. Il lui fallut une bonne heure pour déplacer le lit, retrouver un vieux pot de peinture, et l’appliquer, d’un coup de rouleau par-dessus les étoiles. Son bras fatiguait, ses genoux tremblaient, et la chambre allait empester la peinture, mais il fallait le faire avant de s’endormir, faute de quoi Jeff-de-Demain serait coincé lui aussi, avec le fantôme de Cathy.
*
« N’aie pas peur. »
« Pour t’aider ».
« Pour te rappeler »
« Tu as Alzheimer Jeff »
« Désolé »
« Mais Cathy va t’aider ».
Tout faisait sens, sauf celui là.
« Taux de sucre normal, cholestérol : vas-y doucement, on a mangé un gros steak hier en plus.
Prends du poisson »
« Mais Cathy te refera ses fameuses lasagnes bientôt ».
Hum ?
« ‘L’île perdue’ était chiant comme la mort et tu as deviné la fin au bout de quinze minutes. Va voir
n’importe quoi sauf ça. »
« Le boulanger fait encore sa brioche de Noël jusque fin janvier, profites-en. »
« Cathy te dit bonjour ».
Pourquoi se faisait-il ça ?
Etait-ce la première fois ? Tout avait-il été ajouté aujourd’hui ? Au fur et à mesure ? Qu’arrivait-il au Jeff d’hier pour penser que faire une telle blague au Jeff d’aujourd’hui serait réconfortant ? S’il ôta tous les messages absurdes sur Cathy, il suivit les autres instructions à la lettre, imaginant que les empreintes d’hier l’amèneraient sur le même chemin aujourd’hui, lui ferait revivre ce qui déclenchait ce besoin d’écrire de faux post-its. Mais entre le cinéma, le repas de midi, la musique, la promenade dans le parc, rien ne l’éclaira, et il se coucha simplement contrarié, désireux, pour la première fois, de comprendre, de se souvenir.
*
« N’aie pas peur. »
« Bonjour »
« Je pense à toi »
Je ? Qui était « je » ?
*
« N’aie pas peur. »
« Je serai bientôt là. »
A quoi jouait Jeff d’Hier ?
*
« Arrête de m’effacer. »
Ce n’était pas la première fois que Jeff d’Hier lui faisait la blague.
« N’aie pas peur ».
Jeff d’Hier se foutait de lui.
*
« Va voir n’importe quoi sauf l’ïle Perdue. »
Ca marche, Jeff-d’Hier.
« Je serai bientôt là ».
Pourquoi « je » ?
*
« Tu peux manger ce que tu veux aujourd’hui ».
« Arrête de m’effacer. »
« Clique sur l’icône en bas à droite du bureau pour aller sur internet ».
« J’arrive ».
*
« Arrête de m’effacer ».
*
« Je suis là ».
*
« Je suis là. »
« Viens. »
*
C’était le troisième appartement des immeubles de la ville qu’ils vidaient ce mois-ci. Le locataire décédé, la mairie récupérait le bail et le remettait sur le marché. Si Greg, après quatre ans à faire ce boulot, y était devenu indifférent, son jeune collègue n’était pas encore à ce stade, toujours touché par ces vies terminées dont il fallait effacer toute trace du passage. Mais l’appartement d’aujourd’hui parvint à les surprendre tous les deux. Même Greg ne pouvait pas faire semblant de ne pas voir, alors que la vie en question était affichée en toutes lettres sur tous les murs, scotchée aux écrans, et sur la surface des miroirs. Un mode d’emploi détaillé pour petit vieux amnésique.
— C’est drôlement ingénieux…
— Ouais. Et triste.
— Pourquoi ?
— Le mec était malade et personne d’autre que lui ne s’occupait de lui. Pas permis d’être seul à ce point là.
Son jeune collègue haussa une épaule :
— Il n’était pas tout le temps seul, non ?
— Comment ça ?
Il tendit à Greg une série de post-its en particulier, parmi les centaines détachés des murs. « Je vais tout préparer ». « Je pense à toi chaque jour ». « Je suis là. » « Je pense à toi ». « Je viens te chercher. »
— Et bien ? Il perdait la boule, c’est le principe d’Alzheimer.
Il secoua la tête. Comment cela pouvait-il ne pas lui sauter aux yeux ?
— Tu n’as pas remarqué ? Sur tous les messages à la première personne, ce n’est…
Ce n’était pas du tout la même écriture.