Août

par Julie (texte) & Florence (photo)

Il écrasa sa cigarette sur le muret de béton, seul obstacle le séparant du vide, au-delà. Y posant ensuite les deux mains à plat, il se pencha un peu en avant, pour inspirer à fond.

D’ici, sur le toit de l’immeuble, il se tenait presque trop haut pour entendre la clameur de la ville. Il la devinait pourtant, le concert de klaxons, les pare-chocs s’entrechoquant, la grogne des moteurs, et celle des passants s’invectivant les uns les autres. Les alarmes de voiture qui sonnaient, et les déflagrations des bouteilles brisées au sol…
Le bruit de la ville. Incessant… Littéralement, à vrai dire, n’ayant pas cessé depuis maintenant deux semaines.

Depuis que la ville ne dormait plus.

Dire que certaines se targuaient de ne jamais dormir…

Se reprenant, il attrapa, à ses pieds, son attaché-case, et quitta le vide et le silence du toit.
C’était l’heure.

Au dernier étage de l’immeuble, il appela l’ascenseur. Le temps que celui-ci ne se hisse à sa hauteur, il suivit d’une oreille distraite la dispute des locataires de l’appartement attenant. A bout de nerfs, et ayant sans doute épuisé tout leur catalogue d’insultes en quinze jours et treize nuits consécutifs passés éveillés, ils ponctuaient leurs cris de quelques projections de vaisselle, qu’il pouvait d’ici entendre s’écraser contre les murs.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Il monta, seul.

A l’intérieur, il profita du miroir mural pour rajuster sa cravate et ses cheveux, que le vent là-haut avait désordonnés. La cabine fit un arrêt deux étages plus bas, où les couples tuaient le temps de façon plus agréable, à défaut d’originale. Les grincements des lits étaient audibles tout le long des couloirs. D’ordinaire, les voisins des uns les autres auraient pu taper du poing contre les murs, scander que certains essayaient de dormir merde. Mais qui essayait encore, au bout de quinze jours ?

En vérité, de ce qu’il avait observé, le gros des citadins réagissait majoritairement de deux façons : certains rivalisaient d’imagination pour, effectivement, tenter de s’endormir. Compter les moutons (un, deux, trois, cent mille, cent mille un, cent mille deux…), boire du lait chaud, relire les classiques, regarder les émissions de chasse sur le câble… avaler des somnifères… D’overdose de calmants, ou d’épuisement, on comptait déjà quelques dizaines de morts.

L’ascenseur reprit sa descente, sans que personne ne l’ait rejoint cependant. Quelques étages plus loin du ciel encore, l’appareil fit une seconde halte pour laisser monter une jeune fille, les bras chargés de feuillets et de dossiers.

Elle devait faire partie de la seconde catégorie de citoyens : ceux qui prenaient l’insomnie permanente de façon inverse, profitant de cette totale absence de sommeil pour… optimiser. A dire vrai, dès le second jour, la fédération des écrivains amateurs avaient envahi son bureau, à la Mairie… pour le féliciter, lui dire qu’enfin, ils parvenaient à concilier job alimentaire et littérature, et que cette levée du sommeil était la première initiative vraiment brillante de ce nouveau conseil municipal jusque-là, somme toute décevant. Hum. Oui. Sauf que pendant que les auteurs alignaient des mots, les médecins, physiciens, virologues, météorologues, alignaient les formules, les hypothèses, les prélèvements et les tests, tentant désespérément de comprendre.

Comme lui-même ne comprenait rien, il n’avait rien dit. Il avait juste serré beaucoup de mains, un peu abasourdi, sans réellement démentir que le phénomène puisse être de leur fait – oh comme il l’avait vite regretté.

Il est vrai que la chose aurait pu, un temps, apparaître comme une bonne idée. En ces temps de crise économique, doubler la productivité n’était pas inutile. Mais les effets pervers de la disparition du sommeil étaient apparus de façon instantanée. Et quinze jours plus tard, les conséquences étaient tout bonnement dramatiques. Les échoppes vendant du café avaient fermé les unes après les autres, les veilleurs de nuit s’étaient retrouvés au chômage technique. Et si l’on assistait à une diminution du nombre de cambriolages, les agressions s’étaient-elles multipliées de façon exponentielle. Outre qu’ils étaient privés de sommeil, de rêves, et de soupape de décompression, les citoyens arrivaient à cours d’idée pour occuper le temps. D’ailleurs, au rez-de-chaussée de l’immeuble, où les portes de l’ascenseur s’ouvrirent à nouveau, la laverie tournait en boucle : un des jeunes locataires, désœuvré, tentait de rentabiliser sa nuit blanche en enchaînant les machines. Posé sur un banc, bidon de lessive à la main, il regardait tourner le tambour comme s’il s’était agi d’un écran de télé.

La jeune fille descendit, et de nouveau seul, il put appuyer sur le bouton – 1.

Comme le toit, les sous-sols obscurs du building étaient presque silencieux, pouvant laisser croire que tout était normal, que tout allait bien. Il les parcourut, l’impression que sa cravate le serrait un peu trop tout à coup, voire que tout son costume trois-pièces avait rétréci.
Lorsqu’il poussa la porte de la chaufferie, ils étaient là, comme prévus. Il devinait le statut de chef, enfin, de meneur, au plus grand, drapé dans une lourde cape. Derrière lui, deux représentants se tenaient debout, l’air intraitable.
Il était temps d’en finir. Il leva le menton, se donnant un rien de contenance, conscient que sa dignité ne pesait au fond plus grand chose :

– Je viens de la part du Maire. Je suis son adjoint.

Seul l’homme à la cape lui répondit :

– Nous aurions préféré le voir en personne.
– Vous comprenez bien que ce n’est pas possible, n’est-ce pas ?

Avec un soupir las – mais qu’il devinait poussé pour la forme, pour le spectacle, le meneur du groupe tira une chaise.

– Asseyez-vous.

Mais il préféra rester debout, histoire de faire comprendre qu’il souhaitait régler ça vite.
Histoire de garder un peu de hauteur aussi, en dépit de ce qu’il s’apprêtait à faire :

– Nous voulons achever les négociations dès ce soir. Toute cette folie doit cesser… La ville doit dormir, ou elle va finir par imploser.

Pas moins imposant assis, son adversaire croisa les bras sur la poitrine, et répondit très simplement :

– Vous connaissez nos revendications.

Pour sa part il aurait plutôt parlé de chantage, mais il acquiesça, et sans plus de cérémoniel, tourna son attaché-case vers le meneur, lui laissant le soin de l’ouvrir. Celui-ci fit jouer les deux fermoirs, et rabattit la partie supérieure de la mallette.

Relevant les yeux vers lui, il afficha, enfin, un sourire satisfait. Bordel, il était temps…

– Parfait monsieur l’adjoint au Maire.

– C’est bon ?

– C’est bon. Le syndicat des marchands de sable accepte de lever la grève.

– Dès cette nuit ?

Et, peut-être en réponse à sa bonne volonté, le syndicaliste acquiesça :

– Allez, dès cette nuit. Je vais de ce pas réveiller mes gars.

aout2013_flo.pg